Le jour où j'ai visité Jean-Charles dans son atelier, un de ses temples temporels, il n'y avait pas de vent à Paris. Grâce aux coïncidences inexplicables de notre échange, la parole entra dans nos dires. Ayant écrit tout un chapitre sur ce phénomène de la nature dans mon livre Le voyeur absolu, j'ai dû m'exclamer vu l'attirance que Jean-Charles porte vers cela : « Tu sais, moi, je ne pourrais pas vivre sans le vent ». Depuis, nous nous engageâmes, comme ensorcelés, poussés par un souffle miraculeux d'un vent innommable sur ses lents périples mexicains. « C'était là, en 1998, à Xochitécatl,face à la pyramide dédiée au dieu du vent, Ehécatl, que je suis intervenu », me disait-il. C'était la première installation d'un artiste contemporain sur un site archéologique préhispanique. Il s'agissait là de figures que Jacques Leenhardt avait nommé les « Conques ». Face à la mémoire, l'éphémère surgit ainsi sous la forme d'une existence, penchant sa tête pleine de respect envers la pérennité d'une autre existence si souvent occultée. Et je me demandais, en écoutant Jean-Charles, d'où venait cette profonde humilité.

Peu à peu j'ai commencé à comprendre l'intériorité de ses installations éphémères qui représentent la mémoire actuelle face à un héritage dissimulé par les incessantes prétentions culturelles européennes qui n'ont jamais voulu voir en l'art précolombien une partie de notre propre souffle, une parcelle de notre vent cosmique commun. Ce n'est pas un hasard si Jean-Charles, après être intervenu au pied du mont Ventoux, se retrouvera face à la pyramide de Xochitécatl, où se sont peut-être exilés les souffles du passé ressuscité désormais par le rêve de l'artiste qui, seul, peut aller au-delà de la monotonie insupportable des multiples absences du vent. Les « Conques »de Jean-Charles sont devenues la part indispensable de son corps habité par la première installation de toutes les autres, c'est-à-dire l'existence d'une mémoire contemporaine face aux souvenirs archéologiques précolombiens. À la fois archaïques et contemporaines, ces demeures, suspendues dans la précarité météorologique, rappellent le souffle d'une existence au passage confrontée aux temples immuables par la pérennité de la pierre. Je n'ai pas osé demander à Jean-Charles où sont parties ces habitations fugitives, puisqu'il pourrait me répondre : « Elles continuent à exister autrement, à travers des photos, c'est-à-dire en tant que souvenir factice d'un événement vrai et réel déjà d'autrefois. » Et peut-être qu'elles existent aussi dans le deuil, sans objet direct de quelqu'un qui déplore sincèrement l'absence douloureuse des créateurs des lieux face auxquels seul un artiste peut encore s'installer en bon pèlerin moderne. Non, un créateur ne peut jamais aborder ces choses avec la conviction des missionnaires d'autrefois qui ne comprenaient rien au témoignage formel de ces temples voués aux êtres diaboliques. L'artiste réveille le vent endormi sur les pierres du sanctuaire, respirant consciemment un peu d'air de jadis.

Le souffle donc a disparu pour toujours des poumons. Il a aussi disparu des cours offerts au dieu du soleil. Le destin des sculptures en terre crue, à côté du volcan Popocatépetl, relève du même sort et porte peut-être pour cela cette appellation si parlante « Offrandes ».

L'artiste sait offrir aussi les paroles magiques lorsqu'il me dévoile la beauté des sculptures précolombiennes dans l'exposition du Petit Palais « Sous le soleil du Mexique ». Je le suis, frustré par les beautés interdites, et il me communique ses connaissances des matériaux et des formes soumises à la rude épreuve de la description. Mais là aussi, comme dans son œuvre, il est installé au cour de l'essentiel, c'est-à-dire dans la matérialité des œuvres précolombiennes. Ses œuvres se donnent au passage du temps, acceptant ainsi sa mort sûre comme pour nous dire : « C'est seulement en vivant que nous pouvons mourir et c'est seulement en accueillant le souffle de l'existence éphémère que nous pouvons accepter le silence de la mémoire pérenne exilée dans la photographie ».

Je commence à m'imaginer « Les Quatre Têtes »à l'intérieur du fortin de El Cerrito*s'inclinant progressivement en subissant stoïquement les outrages du temps. Leur volume d'âge mûr se dépouille progressivement de sa substance initiatrice et fournit une résistance de plus en plus faible au coup du vent qui l'assaillit. Ce va-et-vient de la présence vis-à-vis de l'absence, et inversement, est une forme d'archéologie active qui, par l'acte créateur d'un contemporain, veut arracher des mains de l'oubli, les formes incrustées dans la pierre précolombienne. Grâce à la passion dont Jean-Charles témoigne à l'égard de la sculpture des anciens habitants du Mexique, je découvre la magie des matériaux. Oui, là, il ne s'agit pas de métaux qui travaillent la pierre, mais de la pierre elle-même qui donne la forme à ses semblables comme un corps à corps permanent.

Il s'agit d'un acte d'amour, puisque c'est seulement par notre propre corps que nous pouvons aimer le corps de l'autre, c'est donc par la même matière que nous pouvons assigner la forme à cette autre qui nous est pareille.

*El Cerrito  ; installation éphémère réalisée par Jean-Charles Pigeau, sur le site archéologique préhispanique de Querétaro en 2000. Co-commissariat Adolfo Echeverria et Jacques Leenhardt (Afaa-Ifal) et la participation de Gabriel Horner, directeur du musée de la Ciudad de Querétaro

Le génie de la sculpture précolombienne consiste dans ce va-et-vient entre les matières lorsque l'une est en mesure de modeler l'autre, lorsque l'autre est capable d'accueillir en elle la forme plus virile de la première. Quel acte d'amour dans les royaumes infinis de la pierre du Mexique, et quel dommage que cette sculpture, cette architecture fiancée avec l'image de l'homme, ne soit pas encore entrée dans la conscience universelle et dans les manuels d'histoire d'art antique !

Lorsque mon regard approché, que les autres appellent impunément le « toucher », commence à appréhender les sculptures de Jean-Charles, je me mets à écouter : « Celle-ci s'appelle "  Cosmogonie  " », disait la voix de mon ami. Je perçois les volumes qui entrent dans d'autres volumes créant un va-et-vient des formes sans aucune hiérarchie agressive mais dans l'égalité des rencontres à travers les contrées infinies de l'espace sculptural. Le disque lisse s'offre au regard du spectateur, tel un reflet passager, pareil à l'errance du vent qui veut tout connaître en ne voulant jamais se figer aux recoins d'une ou d'autre forme. Nous pouvons nous contempler dans sa série dénommée « Réceptacles », puisque nous ne pouvons pas encore prétendre être la lumière accueillie au sein de leur volume.

Nous passons aussi à travers sa structure en inox, tout simplement, comme une ombre portée par le jour de notre vie soutenue comme un rêve avec la puissance tridimensionnelle de notre corps. La sculpture en métal résiste au soleil pour devenir l'ombre éphémère d'un temps au passage de la pérennité. Comme dans les rêves, mon regard approché aperçoit un visage indéfini qui commence à tourbillonner à la surface des corps sculptés. « C'est normal, me disais-je, le vent s'est levé. » Je saisis progressivement le caractère spatial des formes sculptées de Jean-Charles qui hantent les espaces infinis d'une topologie archaïque pour se frayer le chemin dans la psycho-géométrie de son âme soumise aux désirs de la matière.

Lorsque les deux yeux, vidés de regard par la surface lisse d'un miroir, commencent à scruter, je sais le moment infinitésimal de l'espace d'où tout commence à devenir. Ce n'est pas seulement l'idée de la mort qui accompagne les deux miroirs narcissiques au trépas du cyclope qui m'assaillit, mais aussi le rêve des innombrables possibilités qui traversent la sculpture de Jean-Charles. Ses mots me font contempler la photo accrochée au mur qui représente l'image d'un lac englouti apparu comme Fatamorgana miraculeusement sur son cliché. Ainsi l'humidité de la terre, par une alchimie secrète, se ressaisit dans l'objectif ne voulant pas disparaître pour toujours dans le désert de sable salé. De la sorte, le lac d'hier a pu désaltérer aussi mon regard fragile.

Je me promène par-ci, par-là et je vois ces « Conques » comme les visages joufflus des absents qui, en humbles visiteurs se promènent autour des pyramides, les badauds d'un temps révolu. Soumis aux caprices de la météo, ils s'arrêtent pour continuer avec un autre souffle, avec un autre ailleurs.

J'observe également les miroirs pudiques dans l'étreinte matérielle d'une pudeur presque trop discrète ne voulant pas apparaître au premier abord. Et je comprends les « Réceptacles », et je souhaite écarter mon ombre pour qu'un peu plus de lumière entre dans ces vides assoiffés de l'être.

L'infini spatial s'appelle « Aleph * »,et je comprends seulement qu'on vit toujours dans les espaces redoublés à la fois au-dedans et au-dehors, dans l'intériorité de notre souffle, et de l'extérieur où on espère accueillir le vent.

Lorsque Jean-Charles m'accompagna au métro, un léger vent effleura mon visage et soudainement, je fus pris d'une infinie nostalgie. Je souhaitais revenir au Mexique pour sentir ces lieux du vent sachant qu'il se lève à tout moment, comme signifiait le poète, et qu'à chaque instant il nous faut essayer de vivre contre tout et malgré tout dans l'éphémère de l'existence et peut-être dans une minuscule pérennité de notre mémoire. Nous pouvons ainsi réconcilier nos moments présents et le passé qui vient à notre rencontre. L'œuvre de Jean-Charles nous invite à prendre ce chemin.

Paris, octobre 2001
 Evgen Bavcar

Philosophe, artiste, chercheur au CNRS

* Aleph  : famille de sculptures réalisées entre 1998 et 2002. Titre issu du recueil de Jorge Luis Borges, L'Aleph.

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