Il est des œuvres dont la rigueur obstinée révèle une manière d'être au monde, de l'ordre de la nécessité d'une relation de l'homme au cosmos.

Une telle métaphysique traverse l'œuvre de Jean-Charles Pigeau. La quête du ciel est au cour de sa démarche, quête qui l'inscrit dans une longue tradition dont les références iconographiques et spirituelles ne sont pas uniquement à chercher dans l'histoire de l'art occidental, mais aussi dans l'histoire des civilisations.

Une dimension importante de cette recherche est celle de l'échelle. Il s'agit de nous mesurer au cosmos, de prendre la mesure de notre humanité. À cet effet, JCP serait un arpenteur et ses œuvres des arpents.

Arpenteur, l'artiste l'est d'abord par son corps. Le monde est découvert, traversé, mesuré à l'aune de son corps en mouvement : une attitude paradigmatique dans sa démarche est celle de son corps marchant longtemps dans les champs de la Beauce, ouverts face au ciel.

Répétition des mouvements dans l'acte de marcher, appropriation de l'espace par la désapprobation de soi-même, rythme obstiné.

Il en est de même dans l'acte de balayer. JCP me disait combien il fut important pour lui de balayer le sol de la chapelle de la Salpêtrière avant d'y installer ses œuvres, en 1990.

Acte hypnotique par sa répétition, acte d'approbation par la connaissance du sol et par l'évacuation de tout « bruit » qui pourrait perturber le regard ; condition de la possibilité du dialogue entre les œuvres et le regard, première phase d'une réduction phénoménologique.

La danse est ainsi d'une certaine manière le premier geste qui définit l'artiste et l'espace de son travail. De cette attitude découlent les moyens et les outils que l'artiste va se donner pour construire une cosmologie.

Le vocabulaire formel de JCP s'élabore à partir de deux éléments fondamentaux : le cercle et la ligne. Combinés et articulés, ces éléments feront œuvre.

La ligne est souvent matérialisée par un javelot ou un fuselage, outil par excellence de la continuation du corps de l'homme pour atteindre une autre échelle.

Multipliés et disposés comme en 1985 à Belfort, ces fuselages désignent un site - site choisi après un « balayage » de la ville par l'artiste - dont on ne sait plus s'il participe d'une décision ou d'un hasard. 
Ces fuselages, fichés en terre comme résultat d'une bataille, jouent la lumière par la réflexion du poil de leur surface et, comme la pluie joue du soleil en provoquant un arc-en-ciel, portent notre regard en lévitation. 
Chaque fuselage est un miroir anamorphique, une représentation chaque fois différente du monde, dont la reconstitution est virtuellement possible. Il en est ainsi lorsque l'artiste trace des cercles concentriques autour des fuselages dans la pièce de 1986 «  Par-delà les tropiques » ;

Le cercle est l'autre « arpent » de JCP, mais un cercle aux qualités bien particulières (convexe/concave, mat/brillant/réfléchissant.). Cercle miroir, disque vertigineux comme dans « Transfert », pièce charnière me semble-t-il dans le travail de l'artiste. JCP la décrit de la manière suivante : « Installation murale extérieure (.). Sur la façade, les disques en acier inox dont les "centres"sont polis captent l'image du mur, donnant l'impression d'une ouverture. De par-delà la sculpture, par-delà l'élément, une relation du ciel est présente, la notion de mouvement est donnée par la dynamique de l'installation et par le défilement des nuages sur le ciel - évolution de la lumière captée sur l'arête (.), ombres portées s'alignant jusqu'à toucher le sol (6 mètres de longueur), sorte de cadran solaire. »

Cette œuvre, toute d'illusion, de vertige et de jeux de lumière est un instrument de mise en abîme spéculaire. Tête levée en l'air, nous regardons les disques qui nous cachent des fragments de paysage - mur ou ciel - et nous reflètent. Nous sommes renvoyés à nous-mêmes et renvoyés au ciel par-delà les disques en un vertige tout godardien.

L'œuvre apparaît à nouveau comme un outil visuel, comme un artefact (très usiné, poli, civilisé) que l'artiste propose pour une expérience particulière du monde comme peut l'être la musique en tant qu'organisation d'éléments élaborés en vue d'une expérience émotive.

La musicalité de cette expérience est clairement revendiquée par JCP lorsqu'il intitule l'une de ces œuvres « Suite pour ciel seul », œuvre dont le principe suppose des interprétations, c'est-à-dire une actualisation par la mise en place des éléments dans des sites différents. 
Ensemble de cônes semi-réfléchissants en lévitation (c'est une illusion), la «  Suite pour ciel seul », lorsqu'elle est jouée en extérieur, nous offre des surfaces de ciel savamment disposées. Si l'on se rapproche d'un cône, celui-ci devient un miroir, que l'apparition de notre visage en son sein métamorphose en eau de fontaine dans laquelle, tel Narcisse, nous plongeons pour nous abîmer dans le ciel reflété à l'infini grâce à un ingénieux système de miroirs disposés au fond du socle du cône. 
Comme dans « Transfert », l'artiste construit une expérience spéculaire en inscrivant notre corps dans un système de renvois permanents au ciel.

Je terminerai cette évocation du travail de JCP en mentionnant « Autoportrait » (1990), série de neuf petits miroirs convexes appliqués en suspension sur ressorts au mur.

Ces vrais miroirs peuvent nous renvoyer au faux miroir concave de l'autoportrait du Parmesan de 1530 (Musée de Vienne) et troubler notre compréhension du vrai et du faux, de l'illusion d'illusion, de l'envers et de l'endroit, et de l'histoire comme miroir. 
Rien n'exprime plus la conception cosmogonique de JCP que cet autoportrait où chaque miroir reflète notre image et le monde (au-delà de notre champ de vision), mais à chaque fois un monde et une image un peu différents, une sorte d'ensemble leibnizien de mondes incompossibles révélés dans l'immédiateté d'un regard sur des coupoles mouvantes.

L'œuvre de JCP est un permanent renvoi de la terre au ciel pour mieux quérir celui-ci, sans jamais le conquérir.

Jérome Delormas  1993

Tu ne marcheras jamais assez 
Pèlerin perceur fou d'horizon
La terre apprise est une prison
Les barreaux sont les chemins comptés
Tu ne rêveras jamais assez
La mer l'ennemi est déraison
Mais le ciel bleu ciel insaisissable
est un murmure contenu de pierres
amoureuses dont le temps fait des bornes

Edmond Jabès, « Le Pèlerin », Le Milieu d'ombre(1955)

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