Un homme à la recherche du temps. C'est ce que nous pourrions dire àpropos de Jean Charles Pigeau. Il chercheàtrouver grâce àson pouvoir de création la relation constante entre ce qui fut et ce qui est ; entre les oeuvres du passéet du présent ; entre l'artiste vivant et l'artiste mort. Pour lui, il est un dénominateur commun qui marque l'essence de tous les temps : le temps même. Sa quête le conduit àpénétrer des arcanes insondables. Il ne recule devant rien pour parvenir àconnaître ces manifestations du passéqu'il convoque au présent, traduites en oeuvres d'art. Ses mains et sa pensée jouent avec le temps et le transforment en un temps réversible, rendu manifeste par le biais d'expressions qui s'imbriquent avec les œuvres du passé, avec la nature, ou qui simplement évoquent ce qui fut et ce qui est...
Tout a commencéen 1983. Jean Charles Pigeau se rend pour la première fois au Mexique. Il y découvrira vite quelque chose de très important : sa rencontre avec le passémexicain. D'emblée, ce qui le captive, c'est la démesure du paysage, ou plutôt, des divers paysages archéologiques qui apparaissent progressivement sous ses yeux, et dans lesquels la lumière joue un rôle essentiel. Ce fut au Musée National d'Anthropologie de Mexico que Jean Charles éprouva ses premières sensations face àla grande variétédes cultures et de leurs expressions, transposées par le créateur préhispanique tant en pierre qu'en terre cuite. Àcompter de ce jour, l'imagination et le pouvoir de création de Jean Charles vont se manifester sous différentes formes : le passéy est évoquépour le conjuguer au présent.
Entre 1989 et le début du XXIe siècle, Jean Charles Pigeau se consacre àrecréer les sensations nées au contact de l'art antique de Mésoamérique. Les impressions suscitées par l'art olmèque –la première culture civilisée mésoaméricaine (1200-600 avant J.C.) -, le marqueront pour toujours. C'est de là, d'un canoëen jadéite, qu'il tire son inspiration pour la série “Embarcaciones ” (Embarcations), mais il s'imprègne également du visage en pierre du "Señor de las Limas ", pièce olmèque qu'il compare àun visage humain oùle temps ne serait pas passé.
Différentes oeuvres constituent sa source d'inspiration. C'est le cas d'une figurine en terre cuite de Tlatilco (datant environ de 1000 avant J.C), ou du canard aux coquillages, qui lui rappellent l'œuvre de Picasso. Il y a également le porte-étendard de la culture mexica (1450 après J.C), qui le renvoie au “Personnage debout tenant un objet invisible ”de Giacometti. La figure allongée du Chac-mool de pierre, qui a servi d'inspiration pour les “Femmes allongées " de Henry Moore, ne passe pas inaperçue pour notre artiste qui saisit l'essence de toutes ces figures et nous révèle l'intemporalitéde l'art.
Parallèlement àl'impact visuel et aux souvenirs que Jean Charles a gardés des expressions de l'art préhispanique, il visite les sites archéologiques et tente d'y associer le temps, la nature et le pouvoir de création de l'artiste aussi bien antique que moderne. C'est ainsi que surgissent des formes merveilleuses qui rompent avec l'espace et s'intègrent au milieu environnant. Citons par exemple, en 1991, la manière dont il s’inspire des sites archéologiques. Il réalise de nombreux repérages àTeotihuacan, ou en divers sites mayas comme Chichén-Itzá, Tulum et Palenque, sans oublier un site incontournable dans l'état de Michoacán : Tzin-Tzun-Tzan pour élire finalement un site naturel ; le lac de Sayula.
C'est sur le lac de Sayula, dans l'état de Jalisco, qu'il installera en 1992 son oeuvre “Suite pour ciel seul ”. Là, sur un sol aride et craquelépar le manque d'humidité, s'étire une ligne droite qui se perd dans l'infini : une succession de réceptacleséquidistants entre eux, qui viennent rompre la monotonie du lieu. Au loin, les montagnes ne font que limiter cette ligne de vie paraissant se perdre dans le temps, belle preuve que l'homme, en fin de compte, peut transformer ce qui est mort en quelque chose de vivant pour dire :“Je suis là…”
(Lors de l’installation de « Suite pour ciel seul » sur le lac de Sayula, rencontre imprévue des Cercles de l’époque de Sayula : 600 à 900 de notre ère, lire « Les hommes de sel » de Jacques Leenhardt)
C'est le 23 février 1998 qu'un artiste intervient, pour la première fois, dans une zone archéologique en vue de conjuguer le passéet le présent. Ce fut le cas àXochitécatl, dans l'état de Tlaxcala, au Mexique, oùPigeau réalisa son installation éphémère “Les Conques ”: des éléments verticaux surmontés de disques s'assemblent de manière surprenante pour nous offrir un trait d'union entre le ciel et la terre, entre l'architecture ancestrale érigée plus de vingt siècles plus tôt et la sculpture moderne tout juste créée. Ici, l'artiste a su nous révéler toute la signification du temps transposéen sept éléments dont les ombres s'avancent, implacables, vers leur rencontre avec l'hier…
La nature se prêteàfaire partie intégrante de l'activitéartistique. En 1999, l'installation " Offrandes " s'étale face au volcan Popocatépetl (“La montagne qui fume ", dans la langue nahuatl), haut de plus de cinq mille mètres au dessus du niveau de la mer. Sa forme est impressionnante : ce sont de simples disques qui créent un ordonnancement selon leur position et, au fond, on distingue l'imposant volcan qui, comme son nom l'indique, est entouréde fumée et de nuages. Une fois de plus, il est question d'une rencontre entre l'homme et la nature, rencontre oùexiste un complément qui se manifeste, simplement, à travers le génie.
Au fil du XXIe siècle, les créations de Jean Charles se succèdent. C'est ainsi que nous pouvons apprécier une très grande variété d'entre elles en différents lieux du Mexique ancien. Il ne se cantonne pas seulement à la sculpture, mais parvient aussi, à travers d'autres moyens visuels, à capturer avec ses sténopés l'essence des oeuvres antiques et à leur donner vie. Les exemples des unes comme des autres sont évidents : on trouve, notamment, ce qui a été mené à bien dans “El Cerrito ”, dans la ville de Querétaro, ou sur le centre cérémoniel aztèque de Malinalco, un temple circulaire taillé à même la roche et où l'artiste d'antan a pu donner vie à des aigles et à des jaguars à l'intérieur de l'édifice, lieu d'où les guerriers sortaient en tant que guerriers aigles ou guerriers tigres, à la suite de cérémonies dont l'origine se perd au fil des siècles.
Un jour nous nous sommes retrouvés, Jean Charles et moi, dans le Templo Mayor des Aztèques. Notre intention était de réaliser une œuvre qui donnerait àvoir en quoi cet édifice constituait le centre de l'univers aux yeux de ses créateurs. Il fallait tenir compte des points cardinaux de l'univers –nord, sud, est et ouest - car dans la pensée indigène, chacun d'eux était associéàune couleur, àune plante, àun oiseau, àun glyphe et àun dieu. Le résultat fut surprenant : la silhouette du Templo Mayor était prise àl'intérieur d'une espèce de grande cloche avec pour seules couleurs le blanc et le doré*. Le temple existait et en même temps n'existait pas, son image surgissait de nulle part. Je n'avais encore jamais vu, en dépit d'avoir côtoyédes artistes et des créateurs, une manière aussi fine et subtile de former àpartir du vide un édifice d'une telle transcendance pour un peuple qui le tenait pour le centre de l'univers : àtravers lui on pouvait accéder aux niveaux célestes ou descendre dans l'infra-monde ; c'est de son centre que partaient les quatre directions de l'univers....
*Deux nuances d’or sont utilisées. La moitié de la couronne issue du profil du sanctuaire dédié àHuitzilopochtli; dieu de la guerre et du soleil est recouvert de feuille d’or pur. La seconde moitié dédiée à Tlaloc ; dieu de la pluie est traitée à la feuille d’or et argent d’une couleur verte/dorée.
C'est avec cette dernière pensée que je finis mon parcours àtravers une partie de l'œuvre de Jean Charles Pigeau. Comme je l'ai dit au début, je suis intimement convaincu que nous nous trouvons face àl'artiste qui a su appréhender le temps. Le tisser dans l'espace et lui donner des dimensions insondables est l'une des missions qu'il s'est fixé. Unir le ciel et la terre, le passéet le présent n'est rien d'autre que l'expression de quelqu'un qui fera date au sein de la création contemporaine. Ses œuvres, y compris éphémères, sont les fruits d'un pouvoir de création qui ne recule devant rien. C'est en lui que prend vie sa créativité, que s'unissent des mains prodigieuses et un intellect débordant qui sait, tout simplement, transformer le temps en art.
Eduardo Matos Moctezuma
Traduit de l'espagnol (Mexique) par Svetlana Doubin