Jacques Leenhardt Extrait de « La dialectique du vent », Actes Sud, 2003  

« Capteur d'énergie », telle pourrait être une définition de l'artiste. Sans doute mieux que d'autres, il sait imposer le silence à ses propres appréhensions pour entendre la voix qui vient des choses et des éléments, il entend mieux que d'autres, parce qu'il s'est préparé et disposé pour cela, la parole encore non articulée des hommes, il l'interprète, lui donne une voix comme font ailleurs la pythie et le shaman. Nous manquons en général d'oreille ; l'écoute est difficile de la parole que nous adressent notre voisin, la nuit sonore des solitudes ou tout simplement le vent. Peut-être se demandera-t-on s'il est bien raisonnable de se soucier de telles questions ? Ne sommes-nous pas, en ce début de XXIe siècle, hantés par d'autres figures que celles de la nature ? La technique n'est-elle pas devenue pour nous la source absolue de rêve et de conquête ? Jean-Charles Pigeau ne le pense assurément pas. Il a porté au plus haut point une sensibilité qui relativise, sans les renier, nos ardeurs modernistes. Nulle nostalgie en effet, nul passéisme dans son attitude, juste le sentiment que les prothèses techniques que l'humanité a su se donner n'abolissent pas son ancrage dans le monde des forces au sein desquelles nous posons timidement notre corps. L'électricité n'a pas aboli le cycle du jour et de la nuit. Comme au temps d'Homère, l'aurore s'annonce toujours dans la pâleur nacrée de ses doigts de rose. Pigeau construit des artefacts qui engagent notre rapport à la nature par la simulation, l'apprivoisement, l'interrogation. Il retrouve ce faisant les gestes éternels de l'homme, revient à l'origine même de l'art et de la pensée, dans leur liaison radicale.

En Nouvelle-Calédonie, l'affaire prit une nouvelle dimension. Les Conques ont été présentées à Nouméa en 2002, dans les jardins du centre culturel Tjibaou. Dans ce lieu éminemment symbolique de la rencontre de deux cultures, Les Conques dialoguaient en outre avec l'architecture de Renzo Piano, tout entière dédiée à la puissance symbolique du vent. Avec l'acuité de pressentiment qui est la sienne, Jean-Charles Pigeau comprit immédiatement que sa présence en pays canaque et l'écoute à laquelle il s'était préparé devaient converger dans une relecture attentive du monde environnant. Il fallait qu'il laisse, autant que possible aux voix de la terre et de la culture le temps de s'exprimer, le temps de lui apprendre comment fonctionne le monde pour lui entièrement nouveau où il avait posé ses lares.

Ce n'est sans doute pas par hasard que cette exigence s'exprima à travers une des pratiques les plus constantes dans son travail : la photographie. Mémoire parfaite de ce qu'a été un travail réalisé in situ, la photographie constitue pour la plupart des artistes travaillant dans le paysage un témoin indispensable. Comme le plus souvent ils désirent ne pas troubler définitivement le site où ils s'installent, ils choisissent de produire des œuvres éphémères qu'on enlèvera par la suite ou qui se fondront à nouveau dans la nature. C'est ce que Pigeau fait, soit en transportant ses sculptures, comme les miroirs de Sayula ou les Conques, soit en ne produisant que des objets dont la disparition est programmée. On se souvient des magnifiques photographies qui témoignent de Suite pour ciel seul ou de l'installation éphémère présentée face au Popocatépetl. Sur ces documents, le spectateur retrouve une nature parfaitement saisie et cadrée, organisée à la fois par la présence de l'œuvre d'art qui vient en soutenir la beauté et par l'art de la photographie qui l'inscrit dans les codes savants d'un art déjà centenaire.

En pays canaque, il semble que Pigeau ait redouté le poids de ces techniques, comme si elles risquaient de lui faire manquer son objectif. On peut voir dans le choix de la photographie sans objectif, de la sténopéphotographie, une sorte de réponse à cette crainte. Comme si l'objectif était un œil exagérément occidental, déjà trop pleinement domestiqué dans et par notre culture, peu apte par conséquent à s'ouvrir sans prévention à c e qui allait advenir. Il fallait que le vent prît immédiatement toute son importance dans ces images, car c'est lui qui anime l'arbre et la palme, lui qui leur donne une âme et un bien-être au lieu. Et qu'aurait été un arbre qui eût perdu son âme ? Un rien, même pas digne d'être fixé sur le papier de la mémoire.

Plus il entrait dans son écoute des vents de la Grande Terre, plus la trompe du vent lui racontait les histoires qu'il lisait sur le visage de ses interlocuteurs, plus Jean-Charles Pigeau voulait privilégier cette méthode première pour fabriquer des images. Un trou simplement, par lequel s'engouffrent tous les vents et tous les rayons du soleil, qui donnent une forme à ce qui est en ce monde.

Dans les sténopéphotographies, c'est un peu le monde à l'envers qui vient à son tour constituer un paysage vivant. Sous ces antipodes, l'artiste retrouve, grâce à la lenteur du temps de pose nécessaire à la réalisation d'une image, un rythme oublié où la chose se développe dans le temps, où le mouvement et la durée, les interrelations aussi, sont des caractères inhérents des objets ; où le brouillage et le flou de l'image, le bruit de la communication ne sont plus tellement des manques ou des défauts qu'une ouverture aux possibles, une attention à l'autre, la promesse d'un « peut-être ». Dans de telles images, les forces qui nous meuvent et enrichissent le monde de nos désirs et de nos chagrins reprennent leur place.

Une philosophie se faisait jour derrière cette technique archaïque pour produire des images. Les hasards de la rencontre devenaient une méthode d'approche d'une culture lointaine.

Comme tous les rêves de rencontre, celui qui accompagne ces images est en noir et blanc. Les couleurs viennent après, ce sont celles de notre imagination, celles dont notre œil aime parer le réel. La sténopéphotographie produit des images en négatif. Symboliquement cette contrainte revêt ici un sens incontestable : dans son avancée presque solitaire aux antipodes de son univers habituel, discrètement à l'écoute du paysage canaque, Jean-Charles Pigeau a fabriqué des images où la lumière est noire et l'obscurité blanche. Le noir et le blanc y ont échangé leurs masques, amorçant de ce fait un dialogue à fronts renversés sur la nature et le paysage.

 

Par sa méthode d'artiste, par les artefacts auxquels il confie son langage, Jean-Charles Pigeau construit étape par étape un chemin sur lequel adviennent les rencontres. Sa disponibilité mentale mais aussi pratique et technique est ce qui, finalement, donnera au vent et au soleil l'occasion de produire ces images que nous pouvons regarder aujourd'hui. Elles semblent abolir volontairement tous nos codes. Mais elles ne font en vérité que réveiller en nous une sensibilité atrophiée, une capacité imaginaire que le monde du « poids des mots et du choc des photos » a tendance à nous faire oublier, arc-bouté qu'il est à l'immédiateté de l'instant.

Les conques (1998)

Les conques (1998) Photographie de l'installation éphémère réalisée le 23 février 1998 sur le site archéologique de Xochitécatl, au Mexique. Première installation d'un artiste contemporain sur un site préhispanique. Au fond à droite, la pyramide dédiée au dieu du vent.

Jacques Leenhard Professeur à l'École des hautes études en sciences sociales, auteur et critique d'art.

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