À Teotihuacán, les pyramides du Soleil et de la Lune sont sans aucun doute les paradigmes les plus connus de cet accord recherché par les anciens Mexicains entre leurs monuments et l'environnement, le paysage ou le cosmos. Pour invoquer, rendre hommage ou répondre au désir des Dieux.
Comme en Chine où l'emplacement et l'orientation spatiale des palais étaient soumis à la dialectique symbolique du ying et du yang, les sites que nous connaissons aujourd'hui dans tout le Mexique précolombien (de Palenque à Chichen Itza ou el Tajín) sont autant de lieux culturels et de territoires rituels où s'entrecroisent et communient plusieurs exigences temporelles et spirituelles. Dans un pays où la variété des paysages n'a d'égal que leur immensité, la nature imprime un sceau au quotidien et l'imaginaire des artistes baigne dans un climat qui imprègne profondément leur création. Une communion où circule, comme chez les peintres Rufino Tamayo et Francisco Toledo, une intense interprétation entre la terre et le corps, à tel point que la métaphore de la relation à l'univers sourd naturellement d'une chaîne vitale où se côtoient autant Éros que le mystère de la plus païenne des spiritualités.
C'est dans la fréquentation intime de ces espaces de formes et de sens que la réflexion de Jean-Charles Pigeau s'est construite, puis renforcée, pour s'affirmer définitivement. Depuis près de vingt ans, l'artiste (né en 1955) a initié un travail qui met en présence dialoguante l'art contemporain et la nature. En 1992 et 1993, la réalisation et l'installation in situ des sculptures « Les Rhombes » (grâce à une résidence du Crestet Centre d'art, Vaucluse), puis son premier séjour de travail au Mexique en 1992, avec une bourse Léonard de Vinci du ministère des Affaires étrangères, initient ce cycle d'interventions éphémères au sein de la nature vierge. Elles confirment une préoccupation à la fois esthétique et philosophique, artistique et conceptuelle, où le paysage redevient espace de méditation et l'art ce chaînon manquant reliant l'homme à la terre. Au Mexique, l'importance des rituels et des offrandes aux éléments (soleil, pluie, vent ou terre féconde.) est la clef de compréhension des monuments, temples, pyramides ou autels de sacrifices. Si la mort doit y donner la vie, ils sont aussi des réceptacles inviolables consacrés à la puissance et à l'immortalité du dieu. Depuis ses premiers séjours exploratoires au Mexique en 1983 et 1989, Pigeau avait reçu comme un don la révélation des dimensions existentielle et spirituelle des œuvres préhispaniques. Cette rencontre catalyseuse avec la culture précolombienne allait lui apporter la clef de ses interrogations sur le rapport homme/nature et orienter sa geste d'artiste vers cette union sacrée. Son intervention sur le lac asséché de Sayula (Jalisco) en 1992, qui a pour nom « Suite pour ciel seul », est conçue comme une offrande-hymne à l'immensité, au vide chargé d'énergies, d'images et de sens. Les sept cônes d'aluminium d'un mètre de diamètre, couverts de miroirs concaves, sont disposés au centre du lac, en suivant une ligne qui se poursuit dans l'horizon entre deux montagnes. Cette recherche d'un sacré non religieux à travers la création de formes contemporaines et leur inscription dans le paysage, cette démarche à la lisière de l'acte spirituel, n'en est pas moins l'expression de la quête d'un discours esthétique et métaphysique où l'artiste nous invite à partager sa confrontation avec les forces de la nature et les témoins de ces civilisations disparues.
Si l'art ne répond plus aujourd'hui, du moins en Occident, à un dogme de type religieux, si la sculpture actuelle n'est plus un objet d'unique délectation individuelle, l'intervention éphémère, l'interrogation du lieu et de son histoire, l'élargissement de la perception et du regard dans la confrontation à d'autres dimensions, l'invitation à la méditation, projettent le corps et l'esprit dans l'espace et le temps, comme une nécessité intérieure, un besoin vital, une demande existentielle. L'art redevient plus humain en se rapprochant de l'univers. L'abstraction prend forme, la virtualité se dessine et acquiert du sens.
En 1998, Jean-Charles Pigeau réalise deux interventions éphémères au Mexique qui sont pensées dans une perspective de continuité et d'échange. L'une est réalisée sur le site archéologique de Xochitécatl (Tlaxcala), en hommage au dieu du vent Ehécatl (réalisée avec l'appui de la Fondation Getty en Europe). « Las Conchas » (Les Conques) consistent en sept disques de céramique percés en leur centre pour laisser circuler l'air, portés par des lances de métal. La même année (le 11 août 1999) l'artiste va déposer des sculptures en terre crue, face au volcan Popocatépetl. « Les Offrandes », baptisées par Pigeau « sculptures-fruits », restent dix jours sur le site, soumises aux intempéries et aux effets du soleil. Aux yeux de l'artiste, le Popocatépetl doit retrouver son rôle de « sculpteur de la nature ». Le travail sera accompagné d'une vidéo et les autres installations feront l'objet de photographies. Toutes ces actions ne constituent en réalité qu'un seul et même projet formel-conceptuel : un dialogue entre nature et culture. On pourrait assimiler les « installations » de ce sculpteur à des espaces de méditation, qu'ils soient statiques ou déambulatoires. Son œuvre entretient toujours une part de mystère et elle ponctue et suggère plus qu'elle n'impose. L'interrogation des grands espaces mexicains permet à l'artiste d'exprimer, entre la tension, l'offrande et le don, la dimension secrète et cérémonielle de son art.
Le dernier projet que Jean-Charles Pigeau vient de développer au Mexique - avec la collaboration de Jacques Leenhardt (avril-septembre 2000) - comportait plusieurs volets dont un colloque organisé avec l'université autonome de Queretaro (« Itinéraire d'un passeur ») sur son œuvre dans ce pays ; une exposition au musée de la ville de Queretaro (dessins préparatoires et photographies des installations éphémères depuis 1992) ; une installation de sculptures dans une zone archéologique de la région, El Cerrito (sculptures crues et terre cuites réalisées avec le céramiste de Guanajuato, Gorky, Gonzalez). S'ouvrir au monde, découvrir, s'étonner et s'alimenter de ce qui est autre. L'espace imaginaire et conceptuel de l'artiste n'a ni limites ni frontières. Pour ce dernier, se forger un monde intérieur et renforcer son moi, c'est aussi aller à la recherche d'un « ailleurs », celui qu'évoque avec émotion et respect Jean-Marie Le Clezio quand il parle de son lien nécessaire avec le Mexique. « Aspiré » par ce pays depuis de longues années, l'écrivain revendique « la dimension un peu déraisonnable et brûlante » qu'on attend de ce pays qui est en fait pour lui un second espace vital, culturel et affectif. Antonin Artaud, André Breton et Benjamin Péret ont partagé ce sentiment en empruntant, avant Le Clezio, les voies à la fois sensuelles et culturelles, imaginaires et esthétiques, terriennes et universelles, ouvertes par l'éblouissement de l'inconnu.
Plusieurs artistes, comme Jean-Charles Pigeau, ont accompagné les écrivains sur ces chemins de l'aventure individuelle et esthétique, dans la conscience d'une mise à l'écart de la vie réelle, en voulant croire aussi que les « arbres ont une âme ». Ils se nourrissent de la découverte de l'art précolombien (ou pour certains, de l'art populaire) à laquelle se mêle la fascination pour les mythes d'un univers en perpétuelle réinvention. L'ailleurs devient alors le révélateur de soi et du monde.