L’intégration à la nature
Le lien de Jean-Charles Pigeau avec le Mexique est ancien et fondateur. Lors de son premier voyage en 1983, sans réel projet mais avec le parti-pris de ne s’intéresser qu’aux sites naturels, son seul désir est d’entreprendre une « traversée du paysage ». Lors de son second séjour en 1988, outre la confirmation de son intérêt pour la variété et l’immensité naturelle du Mexique, la visite du Musée national d’anthropologie est pour lui une révélation. Cette rencontre stimulante avec les cultures du passé et la réception sensible des dimensions esthétique et spirituelle des œuvres précolombiennes va lui apporter la clef de ses interrogations sur le rapport homme/nature et orienter sa geste d’artiste vers une union entre nature et culture qui deviendra le principe essentiel de son travail de création.
C’est au cours de son premier séjour de travail au Mexique en 1992, avec une bourse Leonard de Vinci du Ministère des Affaires Etrangères, qu’il va initier un cycle d’interventions éphémères au sein de la nature vierge. Ces installations confirment une préoccupation à la fois artistique et philosophique dans lesquelles le paysage redevient espace de médiation et l’art ce chaînon manquant reliant l’homme à la terre. Son intervention sur le lac asséché de Sayula (Jalisco) en 1992, qui a pour nom "Suite pour ciel seul", est conçue comme une offrande - hymne à l'immensité, au vide chargé d'énergies et de sens. Les sept cônes d'aluminium d'un mètre de diamètre que l‘artiste a recouvert de miroirs plans, semi - réfléchissant, sont disposés au centre du lac et suivent une ligne qui se poursuit dans l'horizon entre deux montagnes. La création de formes contemporaines in situ s’apparente pour Pigeau à la recherche d’un sacré non religieux inscrit dans le paysage. Sa démarche n’en est pas moins l’expression d’un discours esthétique et culturel qui nous invite à partager sa mémoire vive des civilisations disparues reliée à sa rencontre avec les forces de la nature.
En 1999, Pigeau réalise deux interventions éphémères qui sont pensées dans une perspective de continuité et d’échange. Sur le site archéologique de Xochitecatl (Tlaxcala), en hommage au Dieu du vent Ehécatl, l’ensemble sculpté « Les Conques » consiste en sept disques de céramique portés par des tiges en métal et percés en leur centre pour laisser circuler l'air.Sur les pentes du volcan Popocatépetl, dans la région de Puebla, l’installation des « Offrandes » contribue à l’évocation permanente du rituel ancestral et au renforcement de sa dimension mythique. Toutes ces actions ne constituent en réalité qu'un seul et même projet conceptuel et formel : un dialogue contemporain entre nature et culture. On pourrait assimiler les installations de ce sculpteur à des « espaces de méditation », qu'ils soient statiques ou déambulatoires. En effet, son oeuvre entretient toujours une part de mystère et elle ponctue et suggère plus qu'elle n'impose. L'interrogation des grands espaces mexicains permet à l'artiste d'exprimer, entre la tension, l'offrande et le don, la dimension secrète et cérémonielle de son art qu’il traduit par une sorte d’action sublimée.
Si le Mexique est un pays de volcans, le plus célèbre d’entre eux est le Popocatépetl. « Volcan de l’âme »[1], le Popocatépetl est aussi un volcan sacré. Il se dresse à une soixantaine de kilomètres à l’est de la capitale mexicaine culminant à 5452 m. Le nom Popocatépetl vient de la langue nahuatl (parlée par les Aztèques et leurs descendants) et il est formé de l’association des termes popoca[2],qui signifie fumée, et tepetl montagne. D’où son nom, « la montagne qui fume » ou « la montagne fumante ». Lieu sacré des Aztèques, le volcan cristallise l’étroite relation que les anciens mexicains entretenaient avec la nature à laquelle ils faisaient des offrandes. Son culte était lié à celui de Tlaloc (Dieu de la pluie) et les vases rituels[3]qui lui étaient destinés devaient servir à éloigner les mauvais esprits et à attirer l’eau indispensable à la fécondité de la terre pour permettre une meilleure récolte du maïs. Accompagné d’un autre volcan, l’Ixtaccíhuatl, il forme avec ce dernier un « couple » qui trouve son sens dans la légende[4]. Le récit des deux amoureux malheureux réunis dans la mort et transformés en volcans familièrement appelés le Popo et l’Izta, a forgé l’imaginaire de la vallée et construit le rapport affectif et serein de ses habitants à une nature à la fois effrayante et bénéfique.
La légende, qui n’est pas vraiment datée, est donc bien installée depuis des siècles et transmise de génération en génération, comme un savoir inhérent à la présence mythique des deux volcans. Aujourd’hui, la relation rituelle avec le volcan ne s’est pas démentie. Considéré comme une personne, « Don Goyo » fait l’objet d’un culte très vivant. C’est en effet le 12 mars, jour de la Saint-Grégoire, que les paysans effectuent un pèlerinage sur ses pentes jusqu’à la grotte sacrée pour y déposer les offrandes alimentaires – en général périssables comme la tomate, la dinde et le chocolat – qui devront nourrir le volcan, le calmer, l’apaiser et favoriser les pluies nécessaires à la croissance du maïs.
Des premiers habitants de la région qui le vénèrent aux nombreux artistes de tout temps qui l’ont pris pour sujet ou plus récemment comme support de création, c’est le cas de Jean-Charles Pigeau, en passant par la halte intéressée[5]qu’y firent le conquistador Hernán Cortès et ses soldats, la figure tutélaire du volcan n’a cessé de se renforcer pour devenir « indispensable au paysage » comme l’écrit Fernando del Paso[6]et forger une image qui n’a jamais perdu de son intensité symbolique.
Les artistes au XXème siècle, entre images et usages du Popocatépetl
La représentation picturale des volcans (et leur ascension) sera prisée en Europe dès le XVIIIème siècle comme elle le sera en Amérique par les artistes-voyageurs[7]qui ouvriront la voie au paysage comme genre autonome. Au Mexique[8], jusqu’à la fin du 19èmesiècle, les artistes sont plutôt confinés dans les ateliers de l’Académie de San Carlos à Mexico (où enseignent le catalan Pelegrín Clavé et l’Italien Eugenio Landesio) qu’invités à les quitter pour aller dans la nature. Ils ont pour seuls modèles les plâtres, ces derniers souvent inspirés des idéaux formels de la Renaissance hérités des conceptions de la beauté grecque et romaine. Il faudra attendre les premières années de la Révolution, dès 1913, pour que deviennent systématiques les sorties des peintres de leurs ateliers grâce notamment aux «Escuelas al aire libre ».
Pourtant, dès la fin du XIXème[9], un peintre José Maria Velasco (1840-1912) allait s’émanciper de la vision purement naturaliste de son professeur (il est élève de Landesio), pour donner à la peinture de paysage une authentique légitimité locale et lui insuffler le sentiment romantique qu’il n’a pas. Il en sera le maître absolu[10]. Avec José Maria Velasco et ses « paysages-scènes » qui traduisent une vraie obsession pour la vallée de Mexico, la dimension épique et majestueuse du paysage mexicain commence à naître et le volcan, au centre de l’horizon montagneux, deviendra l’emblème du paysage national, futur archétype de l’inconscient collectif mexicain[11].
Au cours du XXème siècle, deux artistes de génération et de formation différente s’approprient esthétiquement le volcan Popocatépetl en privilégiant chacun une relation qui cristallise la dimension patrimoniale construite au fil du temps et des évènements : le Dr Atl (1875-1964) cultive une passion inépuisable pour l’activité naturelle du volcan, alors que Jesús Helguera (1910-1971) privilégie le symbole et l’allégorie nationale.
Dans les nombreuses scènes peintes par Jesús Helguera, le paysage est presque toujours borné par l’image du volcan Popocatépetl. Sentinelle à la fois menaçante et protectrice de Mexico, « figure » mythique et légendaire du paysage de la vallée, il est pour le peintre le volcan héroïque,l’indispensable présence, touche naturelle et vernaculaire qui justifie et concrétise la « mexicanité » du paysage. L’un de ses tableaux les plus célèbres, « La leyenda de los volcanes II o Grandeza azteca » (huile sur toile, 1943) dans lequel Jesús Helguera illustre la légende fondatrice des volcans garants de l’identité mexicaine, appartient à cette « esthétique du kitsch»[12]où la peinture apparaît comme un artifice total, influencée par la photographie et le cinéma hollywoodien des années 40 et ses beautés stéréotypées.
Avec le Dr Atl (de son vrai nom Gerardo Murillo), le volcan, en particulier le Popocatépetl[13](mais aussi le Paricutín, région du Michoacan), devient l’archétype du paysage mexicain et s’installe définitivement dans la vision paysagiste du Mexique, consacré comme « objet de culture »[14].
Atl est une personnalité presque insaisissable tant sa vie et son œuvre sont étroitement imbriquées ; à la fois peintre, vulcanologue, marcheur, écrivain et essayiste, éditeur, inventeur[15], premier artiste directement impliqué dans la lutte politique[16], idéologue controversé (liens avec le nazisme), penseur d’une cité artistique idéale[17], il sera, à 80 ans, le premier artiste au Mexique à prendre un avion pour peindre et dessiner les volcans (d’où le nom d’« aeropaisaje »), comme le feront les Futuristes avec « l’aeropittura ». Son œuvre peint et dessiné, presque exclusivement consacré au paysage et à la vallée de Mexico et à ses volcans, est une exception notable qui en fait au Mexique, comme l’écrit Antonio Rodriguez[18], « le créateur du paysage moderne ». Il sera aussi le dernier paysagiste mexicain du XXème siècle. Avec une violente expressivité formelle et coloriste qui l’apparente à un Van Gogh ; avec une obsession thématique qui le rapproche de celle qu’avait Cézanne pour la montagne de la Sainte-Victoire, Atl passera sa vie à arpenter, escalader, faire de longs séjours sur les volcans pour assouvir une passion à la fois scientifique (il les étudie) et une jouissance esthétique (il les dessine et il les peint). La montagne n’est pas pour lui un décor, une indication ou un accident de la géographie, mais un obstacle à vaincre, une figure à dominer à laquelle il faut se confronter inlassablement, avec opiniâtreté.
La transcendance du rituel
Depuis près de trente ans, Jean-Charles Pigeau a initié un travail qui met en dialogue l'art contemporain et la nature. C’est dans la fréquentation intime et soutenue de ces espaces de formes et de sens, mais aussi dans la connaissance qu’il a acquise de son admiration pour la sculpture préhispanique mexicaine, que la réflexion de Jean-Charles Pigeau, « artiste contemporain dans le Mexique ancien »[19], s’est construite puis renforcée, pour s’affirmer définitivement.
Au Mexique, l'importance des rituels et des offrandes aux éléments (soleil, pluie, vent ou terre féconde...) est la clef de compréhension des monuments, temples, pyramides et autels de sacrifices. Si la mort doit y donner la vie, ils sont aussi des réceptacles inviolables consacrés à la puissance et l'immortalité du Dieu. Dans un pays où la variété des paysages n'a d'égal que leur immensité, la nature imprime un sceau au quotidien et l'imaginaire des artistes baigne dans un climat qui imprègne profondément leur création. Dans le sillage des artistes mexicains Atl et Helguera, mais aussi de Rufino Tamayo ou Francisco Toledo, une double dimension charnelle et spirituelle imprègne la réflexion esthétique, affective et culturelle de Pigeau. Avec son installation sur le Popocatépetl, dans un acte artistique vraiment « inspiré », il introduit le rituel traditionnel et pérenne dans la contemporanéité.
Si « dans son dialogue avec les sites, Pigeau est à l’écoute des forces ancestrales de la nature », comme le souligne Julian Zugazagoitia[20], c’est dans la relation qu’il a su nouer auprès des paysans de la région et dans le respect de leurs croyances, de leurs traditions et du partage de leur lien affectif avec Don Goyo, que l’artiste a pu définir son projet. Sans eux, sans la confiance de ces derniers, l’installation aurait été impossible et aurait perdu son sens profond. Par ailleurs, au cours des années et des mois qui précèdent le projet du volcan, une série de coïncidences, de rencontres, de découvertes de tous ordres au Mexique ou dans la région de Metepec, ainsi qu’une succession de correspondances dues à d’incroyables hasards, va favoriser l’« entrée dans le paysage » dont parle l’artiste, indispensable « ressenti tellurique » pour amorcer une vraie réflexion. Même si l’installation a été plutôt intuitive et que la fascination du volcan dans son « énergie et sa puissance » a pesé dans la décision, c’est après la découverte d’un autre volcan, le Cuexcomate, celui-là miniature - « el más pequeño volcán del mundo » dans le centre de Puebla, né du même mouvement géologique que le Popocatépetl - que Pigeau commence à penser concrètement et à travailler sur son projet d’installation, fasciné par la question de l’échelle entre ces deux volcans et conscient de l’enjeu conceptuel et formel d’un tel défi artistique.
Les neuf « Offrandes », sculptures en terre crue déposées face au Popocatépetl (Metepec, Puebla), sont baptisées par Pigeau « sculptures-fruits ». Le chiffre neuf fait écho aux neuf niveaux de l’inframonde des Aztèques, la forme circulaire étant une forme récurrente liée au cycle des jours et des semaines dans l’œuvre de l’artiste. Il s’agit de cercles en argile brute striée, séchés au soleil et qui trempés dans du feldspath deviennent blancs, autre coïncidence avec la transformation que subit la patine de la céramique précolombienne appelée « blanc fugitif ». Ces formes ont été tournées à partir des données sismographiques de l’éruption du volcan du 30 juin 1997 et incorporées dans la terre crue pour que « la terre retourne à la terre »[21]. Disposées sur le sol selon un schéma triangulaire reprenant la forme du cratère, elles sont offertes aux intempéries et à la brûlure du soleil jusqu’à leur totale disparition.
Aux yeux de Pigeau, le Popocatépetl doit retrouver son rôle de "sculpteur de la nature" en incorporant autant sur le plan matériel que symbolique les œuvres de la culture. Son installation n’est pas « inerte » ; elle fait écho, en tant que mouvement artificiel (créé par l’homme, la sculpture), au mouvement naturel (le volcan, qui est vivant). Elle interagit dans la fusion des contradictions, à la fois éphémère et pérenne, belle et imparfaite. La liberté est donnée en priorité au volcan, car pour Pigeau, »le sculpteur, c’est le volcan et je suis son interprète »[22].
Si la relation de son art au cosmos est implicite dans cette installation, elle apparaît sans aucun doute comme une « expérience de la terre » et comme « une expérience de l’espace » propre à tout sculpteur, que le géant mexicain suscite en tentant de l’intégrer. L’acte de Pigeau sur le Popocatépetl, comme sur les autres sites chargés d’histoire et de mythes sur lesquels il est intervenu au Mexique, est un geste cérémoniel offert à la montagne, en hommage et au respect des cultes d’hier et d’aujourd’hui. En effet, c’est grâce à son obstination, à l’intérêt réel qu’il a démontré pour le mythe et le lieu, que les habitants ont « autorisé » l’artiste à intervenir. Pigeau lui-même a expliqué à plusieurs reprises que, pour lui ce qui est fondamental ce n’est pas de disposer un ensemble de pièces face à un paysage prédéterminé, ou intervenir d’une manière futile ou abusive dans un contexte archéologique, mais bien de générer une « véritable conversation » entre la nature, la sculpture et le passé historique »[23]. Il insiste sur le ressenti affectif et corporel du volcan qui dépasse, à ses yeux et à ses sens, une jouissance purement cérébrale. Sa préoccupation fondamentale se résume à une question à laquelle il tente de répondre avec ses différentes approches de « l’indispensable » montagne : « Comment dire l’incommensurable du volcan ? ».
S'ouvrir au monde, découvrir, s'étonner et s'alimenter de ce qui est autre. L'espace imaginaire et conceptuel de l'artiste n'a ni limites ni frontières. Pour ce dernier, se forger un monde intérieur et renforcer son moi, c'est aussi aller à la recherche d'un "ailleurs", celui qu' évoque avec émotion et respect Jean-Marie Le Clezio quand il parle de son lien nécessaire avec le Mexique. "Aspiré" par ce pays depuis de longues années, l'écrivain revendique "la dimension un peu déraisonnable et brûlante" qu'on attend de ce voyage et qui en fait pour lui un second espace vital, culturel et affectif. Antonin Artaud, André Breton et Benjamin Péret ont partagé ce sentiment, en empruntant, avant Le Clezio, les voies à la fois sensuelles et culturelles, imaginaires et esthétiques, terriennes et universelles, ouvertes par l'éblouissement de l'inconnu. Plusieurs artistes, comme Jean-Charles Pigeau, ont accompagné les écrivains sur ces chemins de l'aventure individuelle et esthétique, dans la conscience d'une mise à l'écart de la vie réelle, en voulant croire, aussi, que les "arbres ont une âme". Ils se nourrissent de la découverte de l'art précolombien (ou pour certains, de l'art populaire) à laquelle se mêle la fascination pour les mythes d'un univers en perpétuelle réinvention.
L'ailleurs devient alors le révélateur de soi et du monde.
Si l'art ne répond plus aujourd'hui, du moins en Occident, à un dogme de type religieux, si la sculpture actuelle n'est plus un objet d'unique délectation individuelle, l'intervention éphémère, l'interrogation du lieu et de son histoire, l'élargissement de la perception et du regard dans la confrontation à d'autres dimensions, l'invitation à la méditation, projettent le corps et l'esprit dans l'espace et le temps, comme une nécessité intérieure, un besoin vital, une demande existentielle. L'art redevient plus humain en se rapprochant de l'univers. L'abstraction prend forme, la virtualité se dessine et acquiert du sens.
Cette expérience in situsera accompagnée d'une vidéo et comme les autres installations, sera documentée par une série de photographies dont le tournage a fait l’objet d’une coïncidence troublante. En effet, le jour choisi pour la photographie, lorsqu’enfin la silhouette du Popo avait émergé des nuages et que le ciel était sans nuages, Jean-Charles Pigeau trouve les paysans couchés à côté des sculptures qu’ils ont recouvert de sacs de toile en jute « pour protéger les offrandes à Don Goyo ». Encore un effet de cette complicité établie entre les habitants de la zone et l’artiste pour un projet artistique que plusieurs évènements ont consacré comme un continuumdu rituel, au-delà de sa réalité d’installation d’art contemporain.
Cette ligne que suit Pigeau depuis le Mexique, avec la création d’une série récente de pièces en forme de réceptacles qui parlent de ce vécu exceptionnel face au volcan, confirment la trajectoire esthétique et existentielle de l’artiste face à la nature. Récemment, Pigeau a conçu « Cratère », pièce de petite dimension en biscuit de Sèvres dont la couleur blanche renvoie au blanc des neiges éternelles du Popocatépetl et l’or à l’élément feu du volcan, la pureté formelle de la sculpture évoquant la « stupa » bouddhiste.
Si Pigeau revendique son appartenance à l’esprit du land-art, il ne fait aucun doute que l’installation du Popocatépetl appartient à une pratique artistique singulière, où l’amour de l’art précolombien, la connaissance à la fois intellectuelle, émotionnelle et physique du « paysage » mexicain dans toutes ses acceptions, le lien avec les paysans et le respect de leur rituel ancestral, en se conjuguant, contribuent à une nouvelle définition du concept « d’art total », contemporain et novateur.
[1]Dominique Bertrand, p. 9 et Robert Pickering p. 171, « L’invention du paysage volcanique », op.cit.
[2]Le volcan avait inspiré à Antonin Artaud : »Quand je pense homme, je pense, patate, popo, caca, tete, papa » (Suppôts et suppliciations » Œuvres complètes XIV, Gallimard, Paris.
[3]Des vestiges archéologiques ont d’ailleurs été retrouvés sur les pentes du Popocatépetl évoquant ce culte à Tlaloc.
[4]Plusieurs récits attestent d’une ancienne légende qui consacre l’union des deux volcans. Miguel León Portilla, dans le catalogue cité plus haut (El mito de dos volcanes, p. 44), a retenu le récit de Luz Jimenez (1895-1965) habitante de Milpa Alta (sud de la ville de Mexico), paroles en nahuatl retranscrites par un anthropologue Fernando Horcasitas et qui disent en substance (extrait) : « …on parlait des amours qu’avait eu un noble mexica du nom de Chimalpopoca, avec une belle jeune fille appelée Malintzin (…) qui était en réalité la fille de Moctezuma. Ce dernier n’approuvant pas l’union des jeunes gens avait condamné – si l’on peut parler de condamnation – Chimalpopoca à dormir pour toujours aux côtés de Malintzin et avait changé leurs noms. Sa fille devenait Iztaccíhuatl et le noble mexica Popocatépetl. Ils se sont convertis en deux grands volcans. Leur destin sera de veiller pour toujours sur la grande ville ».
« Délesté de toutes les charges mythologico-historiques, le volcan du Nouveau Monde équivaut souvent à une épiphanie de la nature, apparition tutélaire, terrible et féérique à la fois qui lie la création à Dieu. C’est la manifestation de la forme pure dans laquelle la nature se fait œuvre d’art. En tant qu’antithèse de la vie sociale et du train ordinaire des choses, les volcans du Nouveau Monde représentent une grandeur inaccessible, presque transcendante, touchant à l’indicible »[1]. Christine FREROT
[1]Friedrich Wolfzettel, Flora Tristan et les volcans sublimes, p.114, in « L’invention du paysage volcanique », Etudes réunies et présentées par Dominique Bertrand, Presses universitaires Blaise Pascal, Clermont-Ferrand, 2004, 299p.
[5]Les habitants de l’Anahuac (les hauts plateaux) craignaient le Popocatépetl. Sa soudaine irruption en 1519, qui était pour les Indiens un mauvais présage, sera associée à l’arrivée des Espagnols qu’ils croient être des Dieux. En route pour la capitale Tenochtitlán depuis Vera Cruz où ils ont débarqué en 1519, les Espagnols arrivent devant le Popocatépetl. Cortès ordonne à son capitaine Diego de Ordás l’ascension du volcan. Cette décision remplit deux objectifs : aller chercher le soufre sur la montagne et montrer aux Indiens que les Espagnols sont courageuxafin d’accroître leur ascendant sur eux, comme il l’avaient fait avec les chevaux, les armes à feu et les canons. Hernan Cortès fera par lettre à Charles Quint le récit de ce périple ; Diego de Ordás sera récompensé et se verra octroyé par décret l’autorisation de représenter le volcan dans les armoiries de son blason.
[6]El mito de dos volcanes, Popocatépetl, Iztaccíhuatl, Museo del Palacio de Bellas Artes, editorial RM, Mexico 2005, 159 pages, p. 26.
[7]Non seulement les peintres, mais aussi les photographes dont le plus célèbre pour les photographies de volcans est l’allemand Hugo Brehme arrivé au Mexique en 1910.
[8]Il ne faut pas oublier la place de la représentation des volcans dans les Codex du monde précolombien (Codex Tellerieno Remensis, Bibliothèque Nationale, Paris) et dans les peintures religieuses dès le XVIème siècle. L’observation attentive que les anciens mexicains accordent à la nature fonde la substrat de la « cosmovision préhispanique ». Les lieux de culte sont choisis avec soin en prenant en compte de la nature. Les représentations du volcan dans les Codex, par exemple le Codice Vindobonensis, montrent « une culture qui se percevait comme réceptrice des forces terrenales et célestiales. C’est l’homme dans une communion intime avec son monde mythique, dérivée d’une relation intuitive avec la nature ».(El mito de dos volcanes, Guadalupe Garcia Miranda, p. 50).
[9]C’est avec le livre d’Alexander Von Humboldt, « Essai politique sur le règne de la Nouvelle-Espagne » (1808) dans lequel l’auteur livre non seulement des informations de type scientifique, culturel, économique, politique, ethnographique, mais où il décrit la nature et ses ressources, donnant unenouvelle image du Mexique, que va naître l’intérêt pour la nature américaine. Les artistes-voyageurs choisissent d’illustrer les volcans mexicains (ils les escaladent souvent) et produisent lithographies, gravures, dessins, peintures : Jean Baptiste Louis Baron Gros (1793-1870) ; Désiré Charnay (1828-1915) ;David Thomas Egerton (1797-1842) ; Johann Moritz Rugendas (1802-1858) et Conrad Wise Chapman (1842-1910).
[10]Sans négliger les apports des peintres néo-impressionnistes German Gedovius (1867-1937)et Joaquim Clausell (1866-1935) qui accordent à la peinture de paysage une place notable et peignent aussi le Popocatépetl.
[11]Laurence Le Bouhellec, « L’invention du paysage volcanique », op. cit. p. 208.
[12]Jesús Helguera y su pintura, una reflexión, Elia Espinosa, p. 61, Unam, Instituto de Investigaciones Estéticas Mexico 2004, 239p.
[13]Il a publié sa première monographie littéraire sur le Popocatépetl, Las sinfonías del Popocatépetl(poèmes) à Mexico en 1921, puis Un paisaje, un ensayo (1933) et La actividad del Popocatépetl (1939).
[14]C’est en 1994, justement après la dernière irruption volcanique, que le classement du Popocatépetl a été effectué pour figurer sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco, non seulement pour des raisons strictement climatologiques ou de protection de la nature, mais pour sauvegarder la mémoire des premiers monastères établis dès le XVIème siècle sur les versants du volcan.
[15]Il a créé ses propres couleurs, les Atl-colors.
[16]Un des leaders de la grève des étudiants de l’Académie en 1911 contre l’enseignement classique.
[17]Projet initié en France et avorté d’un centre international de culture dans un cratère éteint et ayant pour nom Olinka qui signifie en nahuatl « lieu où se génère le mouvement ». Plusieurs croquis du projet architectural sont conservés au Mexique. Il a d’ailleurs vécu en France à deux reprises : entre 1897 et 1903 (où il obtient une médaille d’argent au Salon de Paris en 1900) et entre 1911 et 1914 (il fait la connaissance de Guillaume Apollinaire qui écrira sur lui).
[18]Dr Atl, Pinocoteca de los genios, ed. Codex, Buenos Aires, 1966.
[19]Jacques Leenhardt, « Jean-Charles Pigeau, Par-delà des tropiques, Sculptures et installations réalisées en France et au Mexique 1992-2000 », Actes Sud, 2002, 119p.
[20]« Jean-Charles Pigeau, Par-delà des tropiques, Sculptures et installations réalisées en France et au Mexique 1992-2000 », Actes Sud, 2002, 119p., p. 30.
[21]Jean-Charles Pigeau donne les raisons de sa décision (entretien avec C.F. en janvier 2012) : "L'éruption du 30 juin 1997, provoquant l'annulation de mon voyage au Mexique, m'a amené à réfléchir sur le mouvement naturel du volcan, obstacle au mouvement humain (avion bloqué au sol) ; cela m'a renvoyé au mouvement traité dans la sculpture au fil de l'histoire. En lisant dans la presse qu'à Mexico la couche de cendres atteignait par endroits 5cm d'épaisseur, je pensais que le volcan accomplissait un vrai geste de sculpteur. Conscient de la suprématie de la nature sur l'homme, je décidais alors d'être son interprète et d'utiliser les données de ce 30 juin 1997 pour créer les disques de terre crue contenant les ondes sismiques de l'éruption".
[23]Jacques Leenhardt, op.cit., p. 11.